Prenons comme exemples, trois chefs, un peu plus connus par le grand public que les autres vikings.
Erik le Rouge et son fils Leif Erikson
et la découverte du Vinland.
Ragnar Braies Velues, appelé Ragnar Lodbrok
mort dans la fosse à Serpent
et ses fils venus le venger.
Hastein, (Hasting)
le diable descendu sur terre et la prise de Luna.
VIKINGS DE LEGENDE
sur fond rose écrits par Eriamel, sur fond ocre par Jean Renaud)
Erik le Rouge,
Erik the Red
est des trois le seul qui n'apparaît pas dans des chroniques "Chrétiennes", Nous n'allons pas ici réécrire la saga de ce personnage, Banni d'Islande pour meurtre, il est resté dans l'histoire pour avoir fondé la première colonie européenne au Groenland, qui fut narré plus tard dans la Saga d'Erik le Rouge.
Son fils, Leif Erikson découvrit, plus tard et plus à l'ouest, une nouvelle terre, le Vinland et y installa une colonie.
Les fouilles qui furent effectuées sur site de l'Anse aux Meadows à Terre-Neuve prouve bien cependant une partie de la véracité du texte de la saga. Les Vikings sont bien arrivés en Amérique du nord.
Certains Vikings sont devenus des personnages de légendes. Certes les faits qui nous permettent de suivre les chefs vikings sont bien souvent les chroniques, aux textes brefs et laconiques. L'histoire nous arrive alors,"brute de décoffrage", et c'est en croisant plusieurs chroniques que l'on peut suivre parfois, plus longtemps, un personnage historique.
Cependant pour certains autres chefs, d'autres récits nous ont été contés, d'une part par les sagas, texte de littérature norroise, mais aussi , et là , c'est une surprise parfois par un chroniqueur voulant faire passer un message et en voulant en faire trop, le récit historique devient, avec le recul que permet le passage du temps, un vrai texte légendaire.
Ragnar Illustré par Gudmund Hentze
dans la traduction danoise de 1924 des
Gesta Danorum de Saxo Grammaticus
Dès la renaissance Ragnar
a fasciné les élites culturelles
et artistique.
Ragnar délivrant Thora
Illustration de l'ouvrage du suédois
Olaus Magnus, publié à Rome en 1555.
Curieusement, peu de peinture représente
Erik le Rouge...
Son fils Leif Erikson,
par contre à été représenté en peinture
(ci-contre, celle de Christian Krohg - 1893)
et par plusieurs statues.
Ragnar Braies Velues,
Ragnar Lodbrok
Ragnar Hairy Breeches
Nous avons évoqué les faits historiques dans les articles précédents. C'est le mystère qui entoure la fin de sa vie qui le fait rentrer dans les vikings de légendes.
Nous l'avons quitté en 845 , après une attaque de Paris. Après le versement d'un danegeld de 7 000 livres d'argent, Ragnar rentre au Danemark, il aurait été mal reçu par son roi, Harek, qui de son coté a subit un échec face au saxons. Ensuite les textes sont contradictoires, les textes chrétiens citent sa mort dès son retour au Danemark. Les sagas, elles, le donne vivant encore au début des 860...
Extrait de la "Saga de Ragnarr et ses fils" (traduction de Jean Renaud) :
" Il faut dire maintenant que Ragnarr était de retour dans son royaume et qu’il ignorait où se trouvaient ses fils, tout comme Randalín, son épouse. Il entendait chacun de ses hommes raconter que personne ne pouvait se mesurer à ses fils, et il se disait qu’il n’y avait pas plus célèbres qu’eux. Il réfléchit à la façon de se couvrir lui-même d’une gloire qui ne serait pas de courte durée. Il prit une décision, fit venir des charpentiers et leur demanda d’abattre des arbres et de construire deux grands navires. Les gens se rendirent compte qu’il s’agissait de deux navires de charge de telles dimensions que jamais on n’en avait construit de semblables dans le Nord. En outre il fit venir quantité d’armes de tout le pays, et les gens comprirent qu’il avait l’intention d’aller guerroyer à l’étranger...
" Les gens se rendirent compte qu’il s’agissait de deux navires de charge de telles dimensions que jamais on n’en avait construit de semblables dans le Nord "
Marcel Uderzo
a illustré la partie correspondant à la
Saga de Ragnar
dans le tome 5
de la série Moi Svein,
l'Aigle de Sang.
Un jour, Randalín lui demanda quelle opération il comptait mener. Il répondit qu’il avait l’intention de se rendre en Angleterre avec ces deux seuls navires de charge et les troupes qui pourraient s’y embarquer.
Randalín déclara : “Cette expédition que tu veux entreprendre me semble bien risquée. Je crois qu’il serait plus raisonnable que tu aies davantage de navires, et qu’ils soient plus petits.
“On ne tire aucune gloire”, rétorqua-t-il, “à conquérir un pays à la tête d’une nombreuse flotte. Mais il n’y a pas d’exemple de quiconque ayant jamais conquis un pays comme l’Angleterre avec seulement deux bateaux. Et si je suis battu, il vaudra d’autant mieux que je n’en aie pas pris davantage...”
"...Lorsque que les navires furent prêts, ainsi que leurs équipages, et que les vents devinrent favorables, Ragnarr décida d’embarquer. Il s’apprêta et Randalín l’accompagna jusqu’aux bateaux. Avant qu’ils ne se séparent, elle dit qu’elle voulait lui offrir quelque chose en échange de la tunique qu’il lui avait donnée un jour. Il lui demanda ce que c’était. Elle répondit en déclamant cette strophe :
"Je t’offre cette longue tunique
qui n’est cousue nulle part
mais tissée de tout cœur
de fil gris très fin ;
aucune blessure ne saignera,
aucune lame ne te mordra
dans ce vêtement sacré
qui a été béni des dieux..."
Le roi qui régnait alors sur l’Angleterre s’appelait Ella. Il avait apprit que Ragnarr avait lancé une expédition, et posté des hommes pour l’informer s’il débarquait dans le pays. Ces hommes vinrent trouver le roi Ella et annoncèrent l’attaque ennemie. Le roi envoya un message dans tout le royaume et convoqua tous le hommes en état de porter un bouclier, d’aller à cheval et ayant le courage de se battre. Et il leva une armée si grande que c’était impressionnant.
Comme ils s’apprêtaient à livrer bataille, le roi Ella dit à ses hommes : “Si nous remportons la victoire et si vous remarquez la présence de Ragnarr, ne tournez pas vos armes contre lui, car il a des fils qui ne nous laisseraient jamais en paix s’il périssait.”
Le roi Ella déclara alors : “Il nous faut soumettre cet homme-là à plus rude épreuve, s’il refuse de se nommer. Nous allons le jeter dans une fosse aux serpents .... Mais s’il dit quoi que ce soit qui indique que c’est bien Ragnarr, nous l’en ressortirons au plus vite.”
On l’emmena alors et il resta très longtemps dans la fosse, mais aucun serpent ne s’attaqua à lui...
Alors le roi Ella leur ordonna de lui arracher la tunique qu’il portait. Ce fut fait. Et les serpents se pendirent à lui de tous les côtés.
Ragnarr dit : “Les jeunes cochons grogneraient s’ils savaient ce que le vieux endure.”
Mais bien qu’il s’exprime ainsi, ils n’étaient pas certains que ce soit Ragnarr plutôt qu’un autre roi. Il déclama cette strophe :
J’ai livré des batailles
qu’on a jugé fameuses,
...
je n’imaginais pas que des serpents
viendraient me terrasser,
il arrive souvent qu’on soit surpris
par ce qu’on attend le moins.
Et cette autre :
Les jeunes cochons grogneraient
s’ils connaissaient le sort du verrat,
... Il mourut et on emporta son corps. Le roi Ella comprit enfin que c’était Ragnarr qui venait de mourir..."
Il n'est pas ici le but de retranscrire la saga, mais d'analyser les faits. Revenons à un texte plus terre à terre, celui tiré de Historia Regum Anglorum de Siméon de Durham :
"En ces jours, la nation des Northumbriens avait violemment expulsé du royaume le roi légitime de leur nation, Osbryht de son nom, et avait placé à la tête du royaume un certain tyran, nommé Ella. Quand les païens sont venus sur le royaume, la dissension fut apaisée par le conseil divin avec l'aide des nobles. Le roi Osbryht et Ella, après avoir uni leurs forces et formé une armée, sont venus à la ville de York... Ils se sont battus sur chaque côté avec beaucoup de férocité, et les deux rois sont tombés..."
Un troisième texte enfin, nous conte la vengeance de fils de Ragnar , le Dit des fils de Ragnarr
"Lorsqu’ils se rencontrèrent, beaucoup de chefs se détournèrent du roi et se rangèrent aux côtés d’Ívarr. Le roi eut alors le désavantage du nombre, si bien qu’une grande partie de ses troupes périrent et que lui-même fut fait prisonnier.
Ívarr et ses frères se souvinrent de la manière dont leur père avait été torturé. Ils firent tailler un aigle dans le dos d’Ella puis séparer toutes les côtes de l’échine avec une épée, de façon à lui arracher par là les poumons."
Le Dit, comme la saga nous conte le supplice de l'aigle de sang mais aussi le rôle du faux amis du roi Aella joué par Ivar.
Voilà donc pour les textes, Les saga donnent vivant Ragnar jusqu'aux années 860 et le confronte à Aella. Osberth est roi de Northumbrie depuis 848, et il est déposé par Ælla en 862. On sait qu'ensuite, en 866 (ou 867) les deux adversaires, devant le péril que représentent les scandinaves font la paix, en vain, les vikings s'emparent de York à cette époque. Il n'est donc pas impossible que Ragnar ait débarqué en Angleterre vers 860-862, et que ses fils aient, à leur tour, fait de même sur les cotes de Northumbrie fin 866 début 867.
Les dessins qui illustrent le propos sont tirés de la BD "Moi Svein, compagnon d'Hasting tome 5 . L'aigle de Sang".
Cet ouvrage développe en bande dessinée de nombreux passages des chapitres 15, 16 et 17 de la saga de Ragnar mélangés avec extraits du Dit des fils de Ragnar que nous a aimablement traduit Jean Renaud et avec le texte plus historique de Siméon de Durham.
En 873, après Pâques, le roi danois Sigfriðr (Sigifridus est la forme utilisée par les Annales Fuldenses qui rapportent le fait) fait demander à Louis le Germanique d’assurer la paix dans les régions frontalières pour que les marchands puissent commercer sans être inquiétés.
La même année, en août, son frère Hálfdan (Halbdeni) fait de même pour son propre territoire. On admet volontiers que ce Sigfriðr ait pu servir de modèle pour l’un des fils de Ragnarr aux braies velues, Sigurðr ormr-í-auga (au serpent dans l’œil) de la Ragnars saga, le Sywardus “serpentini oculi” des Gesta Danorum.
RAGNARR
En 845, les Vikings remontent la Seine et attaquent Paris. Les Annales de Saint-Bertin ne mentionnent pas leur chef mais indiquent que, quelque temps plus tard, alors qu’ils poursuivent leurs pillages sur les côtes de Flandre, ils sont “aveuglés de ténèbres et frappés de folie”. Pour la même année, les Annales Xantenses expliquent que le chef de ces Vikings, Reginherus, est mort d’une terrible épidémie, tombant sous le coup de la justice de Dieu. Les Miracles de Saint-Riquier citent aussi le nom de Ragnarr (sous la forme Raginerus), et les Miracles de Saint-Germain, qui l’appellent Ragenarius et parlent spécifiquement de dysenterie : après avoir perdu tous ses sens (ouïe, vue, odorat, goût), son corps éclate et toutes ses entrailles s’en échappent. Ceci se produit au Danemark, peu après son retour de Paris.
On fait volontiers de lui un des modèles ”historiques” de Ragnarr aux braies velues parce qu’au début du XIIIe siècle Saxo Grammaticus, auteur danois des Gesta Danorum, évoque lui aussi une épidémie de dysenterie qui frappe un roi danois légendaire, qu’il nomme Regnerus Lothbrog, et ses hommes, alors qu’ils préparent une expédition contre les Biarmes : c’est là plus qu’une simple coïncidence.
En 1070, Guillaume de Jumièges, dans ses Gesta Normannorum Ducum, indique le roi Lothbrocus a contraint à l’exil son fils appelé Bier Costae ferreae (autrement dit Björn aux flancs de fer). Adam de Brême, dans ses Gesta Hammaburgensis Ecclesiae Pontificum (vers 1088), évoque Ívarr, “le plus cruel” de tous les Vikings : Inguar, filius Lodparchi.
En Angleterre, l’auteur de la Chronicon Sancti Neoti, rédigée à Bury-St.-Edmunds dans le second quart du XIIe siècle, mentionne une bannière magique représentant un corbeau, qui aurait été tissée par les trois filles de Lodebrochus (“filiae videlicet Lodebrochi”), sœurs d’Hynguar et Hubba. Et le poète anglo-normand Denis Piramus évoque vers 1180, dans sa Vie Seint Edmund le rei, “Lothebroc e ses treis fiz”. Enfin, dans la Chronicon Roskildense, écrite vers 1140, on trouve une première mention danoise de Loðbrók (sous la forme Lothpardus) et des Vikings qu’elle présente comme ses fils.
On a manifestement affaire là à un autre personnage “historique”, connu par le surnom de Loðbrók, qui a également servi de modèle au personnage légendaire de Ragnarr aux braies velues.
Ce n’est qu’au début du XIIe siècle que le nom de Ragnarr et celui de Loðbrok sont associés à un même individu : dans l’Íslendingabók (Le Livre des Islandais) d’Ari Þorgilsson. Ívarr y est donné pour le fils de Ragnarr aux braies velues (Ívarr Ragnarssonr loðbrókar), responsable du martyre du roi anglais Edmund, vers 869. C’est donc au sein du monde scandinave que naît le légendaire Ragnarr aux braies velues.
Les fils de Ragnar Lodbrok, Sigurd serpent dans l'oeil, Hvitserkr le Vigoureux, Ivar sans os et Bjorn cotes de fer.
The son of Ragnar Lodbrok : Sigurd Snake-in-the-Eye, Hvitserkr, Ivar the Boneless and Björn Ironside.
Dans le cahier pédagogique du tome 5 de "Moi Svein", parait également deux autres articles de Jean Renaud:
- L'aigle de Sang
- Le Chant de Kraka
En cliquant sur l'image ci-contre, découvrez quelques extrait du chant de Kraka,
Poème scaldique, anonyme, c'est Ragnar lui même qui aurait déclamé ces strophes
au fond de la fosse aux serpents en revoyant, avant de succomber, une dernière fois
ses prouesses.
DERRIÈRE LA LÉGENDE DE RAGNARR AUX BRAIES VELUES ET DE SES FILS SE CACHENT DES PERSONNAGES HISTORIQUES DE LA CONQUÊTE DE L’ANGLETERRE
AU IXE SIÈCLE.
(par Jean Renaud)
Extrait du cahier pédagogique de l'ouvrage "Moi Svein tome 5 L'AIgle de Sang."
Les fils de Ragnarr
En 855, une flotte viking remonte la Seine, avec à sa tête un chef auquel la Chronique de Fontenelle donne le nom de Berno (autrement dit Björn). Ils s’installent sur une île appelée Oscellum par les Annales de Saint-Bertin et, depuis cette base (aujourd’hui l’île Sainte-Catherine), ils rayonnent largement dans toute la région, s’en prenant même à Paris. C’est ce Björn qui sert de modèle au Bier Costae ferreae des Gesta Normannorum Ducum de Guillaume de Jumièges et au Björn járnsiða de la Ragnars saga.
Contrairement à Dudon de Saint-Quentin qui, dans son De moribus et actis primorum Normannorum ducum, se concentre avant tout sur Hastingus (Hásteinn), le “mauvais” Viking par opposition à Rollon, Guillaume de Jumièges s’attarde entre autres sur Björn. Il combine en fait l’histoire d’Hastingus (connu alors en France et en Normandie, notamment pour sa légendaire prise de Luna en Italie, racontée par Dudon) et l’histoire de Berno (issue des sources franques), un chef viking qu’il associe à l’un des fils de Loðbrók. Sous sa plume, Bier et son “pedagogus” (qui traduit le norrois fóstri, "père adoptif"), Hastingus, venus “avec la foule des païens” de Norvège et de Danemark, mettent à sac le royaume des Francs pendant trente ans puis entreprennent ensemble une grande expédition en Méditerranée, dans le but de soumettre Rome à la domination de Bier. Mais ils prennent la ville de Luna par erreur et décident de rebrousser chemin. Au retour Bier est dérouté vers l’Angleterre par une tempête, après quoi il gagne la Frise, où il meurt. Derrière la légende de cette expédition se cache une réalité “historique” présentée non seulement par des sources espagnoles, chrétiennes et musulmanes, mais aussi par l’un des trois fragments des Annales irlandaises du milieu du XIe siècle.
En 878, le roi Alfred affronte dans le Devon un frère “d’Inwære et de Healfdene”. C’est ce que rapporte la Chronique Anglo-saxonne (sans donner son nom) et que confirme, en le nommant, Geffrei Gaimar dans L’estoire des Engleis : Ube, “le frère d’Ywar et de Haldene”, est battu et tué dans la forêt de Pene, et les Danois lui élèvent un tertre. On peut considérer Inwære (ou Ywar) comme le prototype du “Inguar, filius Lodparchi” d’Adam de Brême et du Ívarr beinlauss (sans os) de la Ragnars saga. Quant à Ube, de frère il devient associé sous la plume d’Abbon de Fleury qui, à la fin du Xe siècle, dans sa Passio sancti Edmundi, décrit les Danois Inguar et Hubba (sans mentionner de lien avec Loðbrók) envahissant la Northumbrie, puis ravageant l’Est-Anglie. Le roi Edmund refusant de se soumettre à moins qu’Inguar ne se convertisse, celui-ci le fit capturer, ligoter à un arbre, fouetter puis cribler de flèches. Après quoi il le fit détacher et décapiter. La Chronicon Roskildense est le premier récit en Scandinavie à nommer Ingvar et Ubbi des frères (donnés tous deux pour fils de Lothpardus). Par contre, l’auteur ne se rend pas compte qu’Ywar et Ingvar sont historiquement la même personne et il en fait aussi des frères. La chronique décrit entre autres les cruelles conquêtes d’Ywar (“qu’on disait sans os”) en Northumbrie et Est-Anglie.
En tant que fils de Ragnarr aux braies velues, Ubbi est pratiquement inconnu de la tradition scandinave occidentale dont on parlera plus bas. Toutefois le þáttr af Ragnars sonum, après le récit du supplice de l’aigle de sang sur le dos d’Ella à York, rapporte que deux fils illégitimes de Ragnarr, nommés Yngvarr et Hústó, torturent le roi Edmund sur l’ordre d’Ívarr et s’emparent de son royaume. Outre le fait que le þáttr fait lui aussi la différence entre Ívarr et Ingvar, on peut imaginer que Hústó soit une forme corrompue de Hubbo. En revanche, Saxo Grammaticus, qui représente quant à lui une tradition scandinave orientale, fait bel et bien de Ubbo un des fils de Regnerus Lothbrog
Et Healfdene ? Certes, il n’apparaît jamais comme le fils de Ragnarr aux braies velues dans la tradition scandinave. Pourtant il est qualifié de frère d’Inwære en 878 dans la Chronique Anglo-saxonne (qui le mentionne aussi en 871 et surtout en 874-876, lorsqu’il prend le contrôle de la Northumbrie et fonde le royaume viking d’York).
En 877, selon les Annales d’Ulster, Albann, roi danois, est tué au cours d’une bataille avec les Norvégiens près du Strangford Lough. On peut aisément imaginer qu’Albann et Healfdene sont la même personne : auquel cas son frère Inwære (Ívarr) aurait été celui qui non seulement prit la ville d’York en 867 (comme l’indique la Chronique Anglo-saxonne) mais qui aurait été aussi roi de Dublin en association avec le Norvégien Óláfr hvíti (le blanc).
Les Annales d’Ulster, qui l’appellent Imhar, mentionnent sa mort en 873 en lui donnant le titre de “roi de tous les Scandinaves d’Irlande et de Bretagne” (insulaire). Cette hypothèse expliquerait d’ailleurs les divisions qui secouèrent la colonie scandinave d’Irlande après sa mort, mais surtout personnaliserait les relations étroites entre Dublin et York : les rois vikings du Dublin qui, au Xe siècle, luttent pour le contrôle d’York, réclament en fait ce qu’ils considèrent comme un héritage.
Si l'on admet donc que Healfdene correspond au Halbeni des Annales Fuldenses, il serait de fait aussi le frère de Sigifridus. Et l'on peut comprendre alors comment Inwære, Hubba, Healfdene et Sigifridus ont été considérés comme frères. Enfin, étant donné que Bier (Berno) pour Guillaume de Jumièges et Inguar (Inwære) pour Adam de Brême sont des “fils de Loðbrók”, il devient possible d'ajouter Berno au nombre de ces frères !
Les fils de Ragnar Lodbrok, apprennent la mort de leur père (extrait de la saga) : Et à ce point du récit où Ragnarr avait dit : “Les jeunes cochons grogneraient”, Björn serra si fort le manche d’épieu qu’on y vit par la suite la marque de sa main. Quand les messagers eurent fini leur rapport, il secoua le manche et celui-ci se brisa en deux. Hvítserkr avait dans la main une pièce d’échecs qu’il avait gagnée pendant la partie, et il la broya au point que le sang jaillit sous chacun de ses ongles...
...Hvítserkr prit la parole et dit qu’il leur fallait se venger sur le champ et tuer les messagers du roi Ella. Ívarr répliqua : “Il n’en est pas question. Ils pourront repartir en paix où qu’ils veuillent, et s’ils manquent de quoi que ce soit, qu’ils me le disent ! et je le leur donnerai.”
Dessins tirés de l'ouvrage Moi Svein, tome 5 l'aigle de Sang.
Leurs surnoms
Ragnarr est surnommé loðbrók (aux braies velues).
Dans le Krákumál, il clame que c’est le surnom qu’il a reçu après avoir tué un serpent monstrueux et obtenu la main de Þóra. La Ragnars saga précise qu’il portait “des braies velues” quand il a tué le serpent, le second qu’il portait “des vêtements velus”, des braies et un manteau avec des manches et une capuche. Saxo Grammaticus dit expressément que c’est le père de Thora, Herothus, roi de Suède, qui a donné à Regnerus le surnom de Lothbrog à cause de l’apparence des braies qu’il portait quand il a tué les deux serpents élevés par la jeune fille.
Ívarr est surnommé beinlauss (sans os)
La Ragnars saga explique qu’à la place des os il n’avait que du cartilage, si bien qu’il était incapable de marcher, et donne la raison de cette malformation : Kráka (Áslaug) a d’abord refusé de faire l’amour avant de devenir l’épouse de Ragnarr, puis, une fois mariée, elle l’a prié d’attendre encore trois jours avant de consommer leur union. Ragnarr n’en tient pas compte et les conséquences de son irrespect envers son épouse sont inéluctables. Ívarr souffrait probablement d’une ostéogenèse imparfaite : il s’agit d’une maladie affectant l’ossification et qui, sous sa forme la moins sévère, peut priver la personne qui en est atteinte de l’usage de ses jambes tout en lui laissant celui de ses bras.
(ci-contre, extrait de Moi svein, tome 5, l'Aigle de Sang)
Sigurðr est surnommé ormr-í-auga (au serpent dans l’œil).
“Sigurðr avait une marque dans l’œil, comme si un serpent était lové autour de sa pupille,” indique la Saga, qui explique que c’est pour empêcher Ragnarr d’aller courtiser la fille du roi suédois Eysteinn et lui prouver sa noble origine — il la croit simple paysanne — qu’Áslaug, enceinte, lui révèle sa véritable identité et prédit qu’elle attend un garçon et qu’il aura un signe particulier à l’œil.
En fait l’origine de ormr-í-auga correspond probablement soit à un trouble de la motricité oculaire, tel que le nystagmus, soit dans un regard menaçant comme celui du serpent. Saxo Grammaticus, dans les Gesta Danorum, fournit d’ailleurs une explication allant dans ce sens : horriblement blessé au visage au cours d’un combat, Sywardus reçut les soins d’un guérisseur, à la suite de quoi des taches comme des serpents lui apparurent dans les yeux, lui donnant un regard cruel abominable, ce qui lui valut son surnom (“serpentini oculi”, à l’œil de serpent).
Björn est surnommé járnsíða (au flanc de fer).
Ni la Ragnars saga, ni le þáttr af Ragnars sonum ne donnent la raison de ce surnom : il pourrait impliquer une invulnérabilité due à la magie comme on rencontre souvent dans les sagas. Mais Guillaume de Jumièges, en revanche, propose une explication : on appelait Bier “flanc de fer” car, lorsque son bouclier ne le protégeait pas ou qu’il était désarmé, il était invulnérable, sa mère l’ayant frotté d’un poison magique puissant. Saxo, quant à lui, explique que Biornus, ayant massacré ses ennemis sans avoir la moindre égratignure, gagna un surnom rendu légitime par son flanc aussi dur que le fer : “ferrei lateris”. Et en définitive, ce surnom fait peut-être référence à la superbe cotte de mailles (brynja) qu’un chef viking de son rang avait la possibilité de porter
HASTING
HASTEIN
Hasting, un nom qui sème l'effroi chez les moines puisque plus d'un siècle après son passage, les moines se sentent obligés d'écrire, pour la mémoire, tous les récits entretenus par la tradition populaire qui au fil des temps on fait de ce viking, le diable sans doute descendu sur terre.
Car les faits historiques du raid viking en Méditerrannée, connaisent leur apogée avec la prise par la ruse de Luna (Luni), relatée tardivement par Dudon, chanoine de Saint-Quentin qui font rentrer Hasting dans la légende. Un autre chroniqueur Raoul Glaber, nous donne une version qui si elle est originale pour les origines d'Hasting, nous confirme bien qu'il était le viking le plus redouté du monde chrétien :
" Les peuples des Gaules n'avaient pas moins à souffrir alors des incursions et des ravages des Normands. Le nom de Normands leur venait de cet amour du pillage qui les entraînait du fond des provinces septentrionales dans les pays occidentaux, car dans leur langue, nord signifie septentrion, et mint [1] désigne le peuple. C'est pour cela qu'on les appelle Normands, ou peuple du nord. Dans leurs premières incursions, ils restaient dans les parages de l'Océan, se contentant de lever quelques contributions sur les côtes; mais lorsqu'ils eurent formé une nation redoutable, on les vit répandre au loin la guerre sur terre et sur mer, et ils finirent par s'approprier des villes et des provinces.
Dans la suite des temps naquit, près de Troyes, un homme, de la plus basse classe des paysans, nommé Hastings. Il était d'un village appelé Tranquille [2] à trois milles de la ville; il était robuste de corps, et d'un esprit pervers. L'orgueil lui inspira dans sa jeunesse du mépris pour la pauvreté de ses parents ; et cédant à son ambition, il s'exila volontairement de son pays. Il parvint à s'enfuir chez les Normands. Là, il commença par se mettre au service de ceux qui se vouaient à un brigandage continuel pour procurer des vivres au reste de la nation, et que l'on appelait la flotte. Après avoir quelque temps débuté dans ce méchant métier, il l’emporta bientôt sur ses compagnons les plus endurcis, par son intelligence, c'est-à-dire par son audace dans le crime. Enfin différentes circonstances ayant concouru à augmenter ses forces et son pouvoir, tous les siens le reconnurent pour leur prince sur terre et sur mer. Trouvant dans ce haut rang une carrière nouvelle ouverte à sa cruauté, et ne voyant dans les fureurs de ses prédécesseurs que des exemples trop modérés pour la sienne, il commença à promener son glaive dans les pays lointains. Bientôt même il vint, avec presque toute la nation qu'il commandait, débarquer sur les côtes supérieures des Gaules, et rendre une funeste visite à cette terre natale qui avait enfanté un tel monstre. Il pénétra, sans éprouver de résistance, dans ce pays, où il porta partout la destruction, le meurtre et l'incendie, plus cruel envers sa patrie que les plus cruels ennemis.
Alors aussi toutes les églises des Gaules qui n'étaient pas défendues par des villes fortifiées ou des
châteaux forts, se virent abandonnées aux derniers outrages, et devinrent la proie des flammes, car il
parcourut toutes les Gaules, emportant avec lui les plus riches dépouilles, avant de ramener ses soldats dans leur pays. Depuis ce temps, Hastings lui-même, et les princes de cette nation qui lui succédèrent, ne manquèrent pas, durant cent ans, de renouveler au loin les mêmes désastres chez tous les peuples des Gaules …"
[1] Mann, homme.
[2] Trancault le Repos, Aube entre Troyes et Fontainebleau.
Le moine Ermentaire explique dans sa Translatio sancti Filiberti [vi] que les Vikings “contournèrent l’Espagne, remontèrent le Rhône, attaquèrent l’Italie.” Les Annales de Saint-Bertin (pour l’année 860) mentionnent quant à elles que “les Danois qui étaient sur le Rhône vont vers l’Italie, prennent et dévastent Pise et d’autres cités.” Parmi elles, sans doute aussi Luna, toute proche... Luna (devenue de nos jours Luni) était un port de l’Etrurie du Nord, entre Gênes et La Spezia. Il n’en subsiste aujourdhui que des ruines, à l’intérieur des terres, sur les bord de la Magra.[vii] C’est Dudon qui, le premier, fait le récit de la prise de Luna par les Vikings. Et c’est avec son récit que cette expédition, incontestablement historique, entre avec Hasting dans la légende.
Dudon raconte qu’Hasting proposa à ses hommes d’entreprendre une nouvelle expédition : “Allons à Rome et soumettons-la à notre joug !” Tous approuvèrent le projet et, “après avoir navigué en pleine mer et après diverses incursions sur les côtes qu’ils eurent à longer,” la flotte viking se présenta devant Luna, se croyant, du fait de son aspect imposant, aux abords de Rome. Effrayés, les chefs de la cité garnirent les remparts de soldats. “Hasting comprit qu’il ne pourrait emporter la place de vive force,” écrit Dudon, “et ce blasphémateur imagina alors une ruse de la dernière perfidie.” Il dépêcha un messager au comte et à l’évêque de Luna pour leur expliquer qu’ils avaient été déroutés par la tempête et qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions, que leur chef était malade et qu’il désirerait se faire baptisé. Et s’il venait à mourir, il aimerait être enterré dans leur ville.
Guillaume de Jumièges puise-t-il à d’autres sources (orales ou écrites) ? Il y ajoute en tout cas des circonstances qui ne figurent pas chez Dudon. En effet, dans le récit de Guillaume, Hasting (“Hastingus”) est associé à Bjørn, qu’il surnomme côtes de fer (“Berno Costæ ferreæ”) : “Les païens,” écrit-il, “sortant en foule des pays de Norvège et de Danemark, avec le fils de leur roi Lodbroc [il fait donc allusion à Ragnarr lo∂brók], qui se nommait Bjørn côtes de fer, et avec Hasting, le plus méchant de tous les païens, affligèrent de toutes sortes de calamités les habitants des rivages de la mer, renversant les cités et incendiant les abbayes.”
Or dans les Annales de Saint-Bertin, pour l’année 858, une flotte viking commandée par un certain “Berno” apparaît effectivement sur la Seine.
C’est, selon Guillaume, pour soumettre Rome à la domination de Bjørn que les deux chefs vikings entreprirent cette expédition en Méditerrannée. Guillaume explique aussi qu’ayant découvert que la ville qu’ils avaient pillée était Luna et non Rome, “ils craignirent de ne pouvoir réussir dans de nouvelles entreprises (car la rapide renommée avait déjà instruit les Romains de leurs œuvres profanes) et, ayant tenu conseil, ils résolurent de repartir.”
Il est intéressant de comparer cette version de l’expédition avec la Saga de Ragnarr lo∂brók(Ragnars saga lo∂brókar)[viii], sans doute composée à l’origine vers la fin du XIIIe siècle. Car les fils de Ragnarr (dont l’un, de fait, est nommé Bjørn dans la saga) décidèrent “d’aller piller les royaumes du Sud” et arrivèrent notamment devant la forteresse de... Luna. Voici ce qu’on peut lire au chapitre 14 de la saga : “Ils avaient pris d’assaut presque tous les forts et les châteaux des royaumes du Sud, et ils étaient si connus de par le monde qu’il n’y avait pas un petit enfant qui ne sache leurs noms. Ils n’avaient pas l’intention de s’arrêter avant d’avoir atteint Rome, car on leur avait dit que la ville était grande, peuplée, célèbre et riche. Ils ignoraient seulement si elle était encore loin, et leur armée était si grande qu’ils avaient peine à se ravitailler.”
Et, en définitive, ils renoncèrent à leur projet. Il y a évidemment, entre ce texte et celui de Guillaume, de remarquables points communs.
Robert Wace, le poète jersiais du XIIe siècle, dans son Roman de Rou,[ix] et Benoît de Sainte-Maure, autre poète anglo-normand du XIIe siècle, dans sa Chronique des ducs de Normandie,[x]reproduisent (en vers et en vieux français) les récits de Dudon de Saint-Quentin et de Guillaume de Jumièges réunis, en les amplifiant largement. Leurs textes ne sont pas des ouvrages historiques, mais on trouve dans leur version des faits deux éléments nouveaux, qu’ils ont pu puiser à d’autres variantes populaires.
D’une part, Benoît précise le moment de l’arrivée de Bier [c’est ainsi que nos deux trouvères nomment Bjørn] et d’Hasting à Luna :
“Mais à Noel tut dreitement
La vigile le seir devant
I pristrent port en l’anuitant,
Suef que riens ne s’en esveille.” [xi]
On sait la prédilection des Vikings à profiter des dimanches et jours de fêtes pour lancer une attaque : comme la Saint-Jean 843 à Nantes ou Pâques 845 à Paris.
Et d’autre part, tout comme Benoît, Wace fait prédire à un enfant de chœur pendant les matines l’arrivée des Vikings :
“Emmi la lechon s’arestut,
Altre chose dit k’il ne dut :
Ad portum, dist-il, veneris,
Chent nés arivent, ço vos dis.” [xii]
Porto-Venere est une localité voisine de Luna, dont la mention plaide d’ailleurs en faveur d’un certain fondement de la tradition. Seul Benoît utilise cette prophétie pour expliquer que, grâce à cela, la ville put organiser sa défense.
Le récit de Wace, quoique beaucoup moins long que celui de Benoît, est tout aussi circonstancié. Et on notera l’emphase avec laquelle Benoît s’exprime ; voici par exemple en quels termes il décrit le massacre dans l’église :
“Allas ! cum dolerus martire !
Hauz cris crient e angoissus,
De nule part ne sunt rescus.
Braient dames, plorent puceles,
A qui l’em coupe braz et mameles.
Suz les auters les escervient,
Tut detrenchent e tut occient.
Tuz est de sanc pleins li mustiers.” [xiii]
Mais revenons un instant sur la fameuse ruse d’Hasting : ses funérailles feintes en rappellent d’autres, notamment dans deux textes scandinaves.
Le Danois Saxo Grammaticus, dans la Geste des Danois (Gesta Danorum) [xiv] qu’il rédige à la fin du XIIe siècle, raconte que le roi Frotho, qui assiégeait la ville russe de Paltisca (Poltotsk, sur la Dvina occidentale), ne parvenait pas à la conquérir : il se fit alors passer pour mort et commanda à ses guerriers de célébrer ses funérailles et de lui ériger un tertre. Les assiégés, voyant la douleur de leurs ennemis, négligèrent la défense et leur ville fut prise. Et Frotho eut à nouveau recours à cette ruse devant les murailles de Lundonia (Londres) : il feignit d’être mort et le gouverneur Dalemannus laissa pénétrer les soldats de Frotho dans sa ville.
Au début du XIIIe siècle l’Islandais Snorri Sturluson, dans la Saga de Harald l’impitoyable (Haralds saga har∂rá∂a),[xv] évoque les diverses ruses utilisées par le jeune prince Haraldr (futur roi de Norvège) pour prendre les villes de Sicile où il guerroyait (Il prenait part à l’expédition byzantine de 1038 dont le but était de reprendre l’île aux Sarrasins). Et on y trouve, au chapitre 10, l’épisode de sa mort feinte : ses hommes obtinrent qu’il soit inhumé dans la ville et quand son cercueil en eut franchi les portes, toute l’armée varègue s’y précipita.
On pourrait citer d’autres épisodes semblables : la même ruse permit à Robert Guiscard de conquérir une forteresse de Calabre. Son fils, Boémond, au cours de la première croisade, échappa à ses ennemis en se faisant passer pour mort. Roger Ier, roi normand de Sicile, s’empara pareillement d’un château fort en Grèce, et l’empereur Frédéric II du Mont-Cassin.
Les Vikings étaient experts en ruses de guerre et, de ce point de vue-là, l’anecdote de Dudon n’est pas irrecevable en soi. Il a même l’avantage d’être le premier à la mettre par écrit. Toutefois il est évident que la légende a pris le pas.
Les chroniques italiennes ignorent pratiquement la prise de Luna par les Vikings. Seul un fragment de chronique [xvi] dit ceci : “La ville de Luna, en Italie, prise par la ruse par les Normands.”
En revanche, un géographe italien du XVIIe siècle, Leandro Alberti, rapporte dans un ouvrage intitulé Descrizzione di tutta Italia et publié à Bologne en 1650, une autre curieuse tradition (tout aussi romanesque) concernant la destruction de Luna : il n’y est pas question de Vikings, mais il s’agit malgré tout de funérailles feintes.
Hasting en Méditerranée :
de l’histoire à la légende
(extrait de l'article écrit par Jean Renaud pour le magazine Les Temps médiévaux, n°15 août sept 2004)
avec l'autorisation de son auteur.
Il s’est développé autour d’Hasting, l’un des plus célèbres chefs vikings ayant sévi en France au IXe siècle, toute une série de traditions légendaires. Son nom (en latin “Hastingus”, donc vraisemblablement “Hásteinn” en norrois [i]) apparaît, pour la première fois dans un texte contemporain, dans la Chronique de Réginon de Prüm (Reginonis Chronica),[ii] à l’occasion de la bataille de Brissarthe qui opposa Hasting et ses alliés bretons à Robert le Fort. Réginon, qui raconte en détail le déroulement des combats, situe cette bataille en 867, mais pour les Annales de Saint-Bertin (Annales Bertiniani),[iii] qui vont de 830 à 882 et sont la plus riche des sources historiques laissées par le IXe siècle, elle eut lieu en 866.
Cependant les grands chroniqueurs, comme Dudon de Saint-Quentin ou Guillaume de Jumièges,nous laissent à penser qu’à cette date Hasting était déjà en France depuis une bonne dizaine d’années. Certes Dudon, lorsqu’il rédige (en latin) à la demande de Richard Ier l’histoire des ducs de Normandie (De moribus et actis primorum Normanniæ ducum),[iv] entre 1015 et 1026, se sert avant tout de lui, le “vaurien des vauriens”, le anti-héros, pour l’opposer à Rollon, le “bon” Viking destiné à donner un souffle nouveau au pays et à l’Eglise. Et Guillaume qui, à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle, résume (lui aussi en latin) le récit de Dudon dans ses Gesta Normannorum Ducum,[v] décrit l’arrivée de la flotte d’Hasting en France (qu’il situe en 851) en ces termes : “Les voiles sont enflées par les vents et les loups dévorants s’en vont déchirer en pièces les brebis du Seigneur.” Mais tous deux le placent à la tête de la grande expédition qui eut lieu en Méditerranée entre 859 et 862, et dont ils font le récit.
Toutes les expéditions en Méditerranée ne sont pas forcément attestées. Et les deux qui le soient parfaitement (en 844 et en 859) ont peut-être même été confondues par les historiens arabes des siècles ultérieurs. D’ailleurs les Annales de Saint-Bertin (pour l’année 866) semblent en évoquer une troisième : les Vikings ayant sévi sur la Seine cette année-là “prennent la mer au mois de juillet et une partie d’entre eux s’établit pendant quelque temps dans un canton d’Italie, et, par un accord passé avec Lothaire, en jouit à sa volonté.”
Mais sous la plume de Dudon ou de Guillaume, l’histoire de l’expédition en Méditerranée, Hasting en tête, prend des allures de légende.
La légende : la prise de Luna
C’est ainsi qu’Hasting, apparemment plus mort que vif, reçut le baptême, et que le lendemain ses compagnons annoncèrent sa mort. L’évêque et le comte acceptèrent qu’il soit inhumé dans le monastère, ravis d’hériter de ses biens qu’il leur avait promis. Toute la ville se pressa à ces funérailles extrêmement solennelles, mais au moment où on allait l’ensevelir, “Hasting s’élança du cercueil et sortit du fourreau une épée étincelante.” Et Dudon ajoute : “Le malheureux se précipita sur l’évêque qui tenait encore son livre à la main, et l’étrangla. Et ce fut ensuite le tour du comte et du clergé, que la terreur avait comme pétrifiés dans l’église. Les païens s’étaient du reste placés en toute hâte aux portes pour que nul ne puisse sortir. La rage des païens se donna alors pleine carrière en massacrant les chrétiens ; personne ne trouva grâce devant la fureur des ennemis ; ils se conduisirent dans l’intérieur du temple comme des loups dans une bergerie.” Ceux qui étaient restés sur les navires pénétrèrent à leur tour dans la ville et massacrèrent la population. Or Hasting s’imaginait avoir pris Rome : lorsqu’il se rendit compte de son erreur, sa colère éclata et il décida de brûler la ville et de piller toute la province. Et Dudon de conclure : “Partout où ils allèrent, le fer et le feu signalèrent leur présence ; aussi leur flotte regorgea de dépouilles et de captifs. Cela fait, ils mirent le cap vers le royaume de France, et traversèrent la Méditerrannée pour y retourner.”
Ci-contre à gauche, une gravure représentant Luni (Luna) et ci-dessus un extrait de la BD Moi Svein tome 2.Méditerranée.
Le prince de Luna, follement amoureux d’une jeune impératrice, mariée mais tout aussi éprise de lui, imagina une ruse pour convoler ensemble : la jeune femme se prétendit gravement malade et feignit de mourir. Et tandis que ses sujets croyaient l’inhumer, elle rejoignit son amant en secret. Or lorsqu’il vint à découvrir leur perfidie, l’empereur furieux fit raser la ville.
Retour de l’expédition sur la Loire,
en passant par l'enlèvement du roi de Navarre :
L’itinéraire suivi ensuite par les Vikings est incertain. Sébastien de Salamanque a beau écrire : “Enfin, après une expédition en Grèce, ils regagnèrent leur patrie, dont ils avaient été absents pendant trois ans,” il est le seul à indiquer que les Vikings soient allés jusqu’en Grèce. Cependant, il est à peu près en accord avec les Annales de Saint-Bertin quant à la durée de l’expédition.
Pour l’année 862, en effet, ces Annales indiquent qu’une partie des Vikings de la Seine, repoussés par Charles le Chauve, débarquèrent dans la Bretagne de Salomon, et elles précisent : “A eux se joignirent les Danois qui étaient allés en Espagne.” Il s’agit bien des rescapés de l’expédition en Méditerrannée dont elles signalaient le départ quatre ans plus tôt.
En fait, nous retrouvons leurs traces en Espagne. Ibn Idârî les signale ainsi : “Ils retournèrent vers la côte d’Espagne, mais ils avaient déjà perdu plus de 40 de leurs vaisseaux, et quand ils eurent engagé un combat avec la flotte de l’émir Muhammad, sur la côte de Sidonia, ils en perdirent encore deux qui étaient chargés de grandes richesses. Leurs autres navires continuèrent leur route.”
Ibn al-Atîr s’attarde davantage sur le nouvel affrontement entre les Vikings et la flotte de Muhammad : “Ils incendièrent deux vaisseaux des infidèles,” écrit-il, “et en prirent deux autres, dont le contenu fut mis au pillage. Cet exploit exaspéra les infidèles, dont le redoublement d’ardeur guerrière procura le martyre à un certain nombre de musulmans.”
Et an-Nuwairî fait pratiquement le même récit : “Pendant leur retour ils rencontrèrent la flotte de l’émir Muhammad, et ayant engagé un combat avec elle, ils perdirent quatre de leurs vaisseaux, dont deux furent brûlés ; ce qui se trouvait dans les deux autres tomba entre les mains des musulmans. Alors les Madjous commencèrent à combattre avec fureur, de sorte qu’un grand nombre de musulmans moururent martyrs."
Aussi bien Ibn al-Atîr qu’an-Nuwairî évoquent ensuite l’attaque de Pampelune par les Vikings. “Les vaisseaux des Madjous,” écrit Ibn al-Atîr, “s’avancèrent jusqu’à la ville de Pampelune, dont le chef franc Garcia fut fait prisonnier et dut racheter sa vie moyennant 90000 dinars.”
On trouve aussi, chez l’historien hispano-arabe Ibn Hayyân (né à Cordoue en 987 et mort en 1070), l’auteur d’al-Muqtabis [xvii] dont il ne reste malheureusement que des fragments, mention de cette rançon payée par Garcia ibn Wannaquh (estimée ici à 70000 dinars).
La prise du roi de navarre Garcia par les Vikings , extrait Moi Svein , tome 3.
Toujours est-il que la flotte ne comptait plus apparemment qu’une vingtaine de navires à son retour dans les eaux bretonnes en 862. Guillaume de Jumièges explique que Bjørn fut ensuite surpris par une tempête au large de l’Angleterre où plusieurs de ses bateaux firent naufrage. Mais pour Benoît, Bjørn et Hasting furent déroutés ensemble vers l’Angleterre par la tempête et c’est là seulement qu’ils se séparèrent, après quoi Hasting revint sur la Loire. Wace, au contraire, envoie curieusement Bjørn guerroyer “en Scire ou en Hungrie” (en Scythie ou en Hongrie)...
Conclusion
Hasting en Méditerranée : de l’histoire à la légende ? Oui, parce qu’autant la réalité de l’expédition est attestée, autant la présentation de son chef relève de la légende.
Légende suscitée par Dudon de Saint-Quentin et ses successeurs, dans la manière même dont ils traitent le personnage d’Hasting qui occupe le devant de la scène au cours de cette expédition qui, sous leur plume, se résume essentiellement à la prise de Luna. Hasting, figure historique sans conteste ! Or, curieusement, aucun récit norrois ne mentionne de héros de ce nom qui se soit taillé pareille renommée, alors qu’au XIe siècle on voit par exemple Raoul Glaber[xviii] se l’accaparer pour faire de lui le fils d’un paysan champenois qui aurait fait carrière en Scandinavie !
Légende, donc, celle qui entoure Hasting et se greffe sur cette authentique expédition en Méditerranée.
Jean Renaud
Professeur à l’Université de Caen
[i] A propos du nom norrois d’Hasting, voir Frederic Amory, “The Viking Hasting in Franco-Scandinavian Legend”, in Saints, Scholars and Heroes, éd. M. King et W. Stevens, Minnesota, 1979.
[ii] Reginonis Chronica, éd. R. Rau, Darmstadt, 1966.
[iii] Annales de Saint-Bertin, éd. F. Grat, J. Vielliard, S. Clémencet, Paris, 1964.
[iv] Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniæ ducum, éd. J. Lair, Caen, 1865. (livre I)
[v] Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum Ducum, éd. J. Marx, Rouen, 1914. (livre I, ch. 9-11)
[vi]Ermentar. Transl. S. Filiberti
[vii] Voir l’étude d’O. Delarc, “Les Scandinaves en Italie”, in Revue des Questions Historiques, tome 31, Paris, 1882.
[viii] Ragnars saga lo∂brókar, éd. G. Jónsson, in Fornaldar Sögur Nor∂urlanda, Reykjavík, 1959. Trad. Jean Renaud, La saga de Ragnarr aux braies velues, à paraître.
[ix] Robert Wace, Le Roman de Rou et des Ducs de Normandie, éd. H. Andresen, Heilbronn, 1877-79.
[x] Benoît, Chronique des ducs de Normandie, éd. F. Michel, Paris, 1936-44.
[xi]“Mais à Noël exactement, le soir de la vigile, ils touchèrent le port à la tombée de la nuit, doucement pour n’éveiller personne.” (Benoît)
[xii]“Il s’arrêta au milieu de la leçon et déclara autre chose qu’il ne devait : à Porto-Venere, fit-il, cent navires arrivent, je vous le dis.” (Wace)
[xiii]“Hélas ! Quelles terribles souffrances ! On entend de grands cris de détresse, mais il ne vient de secours de nulle part. Les dames hurlent, les jeunes filles pleurent ; les ennemis leur coupent les bras et les seins, leur brisent la tête au bas des autels, massacrent et tuent tout ; l’église ruisselle de sang.” (Benoît)
[xiv]Gesta Danorum, éd. J. Olrik et H. Ræder, Copenhague, 1931 (livre II, ch. 1)
[xv] Haralds saga har∂rá∂a, in Heimskringla, éd. B. A∂albjarnarson, Reykjavík, 1941-51. Trad. Régis Boyer, La saga de Harald l’impitoyable, Paris, 1979.
[xvi] cité par Muratori, Antiquit. ital., tome 1, p. 25.
[xvii] Ibn Hayyân, Kitâb al-Muqtabis, éd. M. Antuña, Paris, 1937.
[xviii] Raoul Glaber, Histoires, éd. M. Prou, Paris, 1886.